L'Europe mythologique, puis géographique
Europe, un mot qui fait rêver, ou déclenche des passions...
Mais quelle est l'origine de ce mot ? Dans
l'antiquité grecque, c'était un nom de fille.
Signifiant, paraît-il, " au large visage " - sans doute en
relation avec les phases de la lune. Plusieurs Europe ont
été célèbres au point de figurer dans des
textes illustres : la fille d'Océan et de Thétis
(Hésiode, La Théogonie, 357), la fille de Phénix
(Homère, L'Iliade (XIV, 321-323), ou plutôt sa soeur,
fille donc d'Agénor et de Théléphassa. Celle-ci
ne serait sans doute pas passée à la
postérité si sa beauté n'avait séduit
Zeus, qui dut user d'un stratagème pour l'enlever : "Le
père, l'illustre roi des dieux, revêt l'aspect d'un
taureau et, s'étant mêlé à de jeunes
taureaux, il mugit et se promène, magnifique, au milieu des
herbes tendres [...] Son expression est toute de paix. La fille
d'Agénor s'étonne de sa beauté [...].
Bientôt, elle s'approche de l'animal, tend des fleurs vers son
mufle blanc. Lui, tantôt joue avec elle et bondit sur l'herbe
verte, tantôt étend ses flancs de neige sur le sable
blond. La princesse royale, alors, ignorant qui elle
étreignait, ose s'installer sur le dos du taureau. Alors le
dieu, insensiblement, quitte la partie sèche du rivage et
s'avance au bord de l'eau, puis, plus loin encore : il emporte
sa proie au large" (Ovide, Métamorphoses, II 848 et suiv.). Bien sûr, un si beau thème
ne pouvait qu'inspirer les artistes, de Véronèse
à Darius Milhaud et Salvador Dali.
On ne sait pas trop quand le nom d'Europe commence à être donné au continent que nous connaissons aujourd'hui. Déjà cinq siècles avant Jésus-Christ Hérodote s'en étonnait : "Le plus curieux, c'est que la Tyrienne Europe était de naissance asiatique et n'est jamais venue sur cette terre que les Grecs appellent maintenant Europe" (Histoires VII, 185).
Dans tous les textes des auteurs qui suivent,
"Europe" signifie la partie non asiatique du monde grec. Euripide
dans les Troyennes, oppose l'Europe, la terre des Grecs, à l'Asie,
terre des Troyens.
Quand les successeurs d'Alexandre se partageront l'Empire, le mot "Europe" désignera tout ce qui, à l'ouest du Bosphore et du rivage de l'Asie, sera soumis à l'autorité gréco-macédonnienne.
Quant à la notion "d'Européen", on la voit apparaître pour la première fois vers 750, dans le livre d'Isidore de Séville où il fait le récit de la bataille de Poitiers de 732 : "les Européens virent au petit jour les tentes bien rangées des Arabes". Entre 750 et 1000, le mot Europe se rencontre de temps en temps : Charlemagne était appelé le "père de l'Europe". Mais après le déclin de son empire, le mot disparaît du vocabulaire politique et courant.
Débuts de la conscience européenne : pour protéger la chrétienté
A partir du XIe - XIIe siècle apparaissent les Universités, d'abord à Bologne, Oxford, Paris, puis Coimbra, Cracovie, Upsal, Tübingen... Elèves comme maîtres voyagent, rencontrent leurs homologues, et prennent conscience de leur identité européenne. Et chrétienne : certes, on part en Croisades, mais pourquoi ne pas s'unir entre Européens pour combattre les infidèles - ou s'en protéger ?
Le premier projet structuré nous vient
d'un Français, Pierre
Dubois (1250-1320). Ancien
élève de Thomas d'Aquin à l'Université de
Paris, disciple de Francis Bacon et de Siger de Brabant, cet avocat
au Bailliage de Coutances était le légiste de Philippe
Le Bel ; anti-papiste comme lui, il s'opposait au pouvoir
politique de la papauté sur le Royaume de France qu'il
rêvait de mettre à la tête de l'Europe. En 1306, il publia le
manuscrit du De recuperatione terrae
sanctae. Au-delà de la
récupération du tombeau du Christ, il y exposait bien
d'autres idées sur une nouvelle et indispensable organisation
politique et sociale de l'Europe. Il ne croyait pas à une
monarchie universelle, il envisageait donc une sorte de
confédération d'états égaux, en fait une
"république contractuelle très chrétienne". Elle
serait dirigée par un concile des princes chrétiens,
flanqué d'une cour "composée de trois laïcs
prudents et de trois sages ecclésiastiques" qui arbitreraient
les différends. La république posséderait un
pouvoir de sanction telle la mise hors pacte de la principauté
récalcitrante, accompagnée d'un embargo sur les
importations vivrières afin de réduire les
résistances. Réaliste, Pierre Dubois proposait des
mesures concrètes, comme l'enseignement des langues vivantes
et l'éducation des femmes.
Quelque cent cinquante ans plus tard, vers 1460, le jeune roi électif de Bohème, Georg Podiebrad, inspiré par le négociant français Antoine Marini, rédige un projet institutionnel qu'il fait parvenir aux principaux princes de l'époque. C'est une sorte de traité personnalisé à l'intention de chacun des contractants potentiels (Bourgogne, Venise, Pologne, Hongrie, Bavière). Ainsi pour Louis XI auquel il est remis en 1463 s'agit-il du "Traité d'alliance et confédération entre le Roi Louis XI, Georges Roi de Bohême et la Seigneurie de Venise pour résister au Turc".
Ce pacte fédératif reprend les idées de Pierre Dubois en préfigurant une Europe nouvelle, celle des Etats et des nations naissantes. Il repose sur le principe de non-agression entre les états contractants et sur celui de l'entraide (nous appellerions cela maintenant "solidarité"). Là aussi la structure est précisée :
- Une Assemblée ou Diète composée d'ambassadeurs votant à la majorité simple et dont le siège serait tout d'abord à Bâle puis changerait tous les cinq ans.
- Une Cour de Justice ou Consistoire dont les membres et la composition sont décidés par l'assemblée européenne et siégeant dans la même ville.
- Une armée commune (mais oui !) entretenue en cas de guerre.
- Un corps de fonctionnaires et un budget commun (alimenté par une partie des dîmes ecclésiastiques...)
Le projet fut fermement rejeté tant par le Pape, qui ne pouvait voir d'un bon ¦il ce détournement de la dîme, que par Louis XI, pour qui "tout bohémien était un hussite"...
La paix en Europe, pour favoriser l'économie
Rien de nouveau jusqu'au début du XVIIe siècle. Le commerce international s'est développé, malgré le poids des barrières douanières, on rêve des richesses des nouveaux mondes, les idées circulent grâce à l'imprimerie, Descartes sillonne l'Europe. Mais on avait aussi beaucoup souffert de la violence fratricide des guerres de religion et des rivalités politiques entre la France et l'Empire de Charles-Quint. Alors on recherche la paix pour profiter de la prospérité. Aymeric Crucé (1575 - 1648), prêtre et professeur de mathématiques, publie en 1623 son Nouveau Cynée, un essai sur "les occasions et moyens d'établir une paix générale et la liberté du commerce par tout le monde". Bien sûr, le "monde" de Crucé, c'est l'Europe, mais ce sont bien les mêmes raisons qui conduiront au traité de Rome plus de 300 ans plus tard...
Pour Aymeric Crucé, le commerce est un instrument de paix, et malgré les différences de religion, la guerre n'est pas inéluctable entre "Turcs, Persans, Français et Espagnols, Juifs ou Mahométans". Que n'a-t-il été entendu ! Alors il propose une ligue d'états structurée autour d'un Sénat permanent des ambassadeurs et d'une Assemblée des Princes, qui se réunirait - sous la présidence du pape - périodiquement, ou en cas de conflit. Pour donner toutes ses chances à son projet, il propose la libre circulation des personnes et des biens, une monnaie commune, une unification des systèmes de poids et mesures, et le siège des institutions à Venise. Quand même mieux que Bruxelles !
Quelques années plus tard, Sully (1560 - 1641), le
populaire ministre d'Henri IV, développe dans son
Grand Desseyn, le projet d'une Europe remodelée en 15
états d'importance plus ou moins égale (le
Congrès de Vienne reprendra la recette...) : six
monarchies héréditaires (France, Espagne,
Grande-Bretagne, Danemark, Suède, Lombardie), cinq monarchies
électives (Empire, Papauté, Pologne, Hongrie,
Bohême) et quatre républiques (Venise, Suisse, Belgique,
Italie). La carte géopolitique de l'Europe n'a pas tellement
changé en quatre siècles. Cet ensemble, où les
trois religions (catholique, luthérienne, calviniste) seraient
également favorisées, serait présidé par
un "Conseil très chrétien
de l'Europe", assisté d'un
Sénat permanent de 60 membres, 4 par état,
chargé de régler les différends, avec, au
besoin, l'intervention de l'armée commune. Parce qu'il y avait
une armée commune de 270 000 fantassins, 50 000 cavaliers, 200
canons et 120 navires...
Le projet suivant viendra, une cinquantaine d'années plus tard, d'un... Américain, William Penn (1644 - 1718). En fait, né en Europe, et Européen par ses études : quand il fut exclu d'Oxford pour anticonformisme religieux, il poursuivit ses études à Saumur et en Italie. Et s'il deviendra le fondateur et premier gouverneur de la Pennsylvanie, c'est parce qu'il avait acheté, avec l'énorme héritage de son amiral de père, un territoire de quelque 130 000 km2 en Amérique pour permettre à ses amis Quakers de vivre sans être persécutés.
En 1693, Penn, riche de son expérience américaine, publie son Essay towards the present and future peace in Europe by the establishment of an European Diet - Parliament of Estates. Encore donc une justification pacifiste, la paix devant permettre le développement de l'agriculture, du commerce, de l'éducation et des sciences et techniques. Le projet va très loin dans l'intégration : la Diète n'est plus une simple réunion d'ambassadeurs, mais bien l'Assemblée des Représentants des Etats-membres, proportionnellement à leur importance démographique et économique. Elle prend ses décisions à la majorité des 3/4 - déjà le concept de majorité qualifiée - dans une salle ronde pour résoudre les problèmes de préséance et de présidence tournante. Les principales décisions devront concerner le désarmement progressif des états - avec au besoin intervention d'une armée européenne.
Un peu plus tard, en 1712, avec un remaniement du texte en 1726, Charles Irénée Castel, abbé de Saint-Pierre (1658 - 1743), écrivain, théoricien politique - exclu de l'Académie française en 1718 à cause de ses critiques du régime absolutiste de Louis XV - publie son Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe. Projet comportant une société de 22 états-membres (chrétiens, les états mahométans pouvant être associés...) de population à peu près égale, nommant un représentant à un Sénat, avec un budget alimenté par des contributions proportionnelles au revenu des états, et une armée levée en cas de nécessité. Rien de bien nouveau, à part le siège du Sénat, Utrecht, ville libre, pacifique, saine, laborieuse et tolérante...
Bien
plus sérieux était l'opuscule de 70 pages publié
en 1814 par le comte de Saint-Simon (1760 -
1825) avec l'aide de son secrétaire Augustin Thierry :
De la réorganisation de la
société européenne. En 1814, on était en plein Congrès de
Vienne, les souverains d'Europe essayaient de trouver la recette
miracle pour éviter le retour des guerres atroces que l'Europe
avait connues sous Napoléon. Et Saint-Simon présente
une idée neuve, osée : réconcilier
Français et Anglais pour créer, autour de la France et
de l'Angleterre, une Europe stable et économiquement forte
grâce au libre-échange. L'Allemagne devra suivre
dès qu'elle aura trouvé son unité. Cent
cinquante ans plus tard, on bâtira l'Europe autour de la
réconciliation franco-allemande... Fervent admirateur de
l'Angleterre politique et industrielle, Saint-Simon prône le
modèle anglais pour son Europe future. Il propose
donc :
- une Chambre des députés du Parlement européen, pour légiférer en matière d'intérêts particuliers, bâtie sur le modèle de la chambre des Communes ;
- un Roi de l'Europe (par exemple le roi d'Angleterre) et son Premier ministre électif, pour exercer les pouvoirs d'intérêt général, comme les infrastructures, l'éducation, les impôts communs ;
- une Chambre des Pairs européens, pour régler les conflits et les abus - et éviter de glisser soit vers le despotisme, soit vers l'Etat populaire.
Un beau projet, mais que le Congrès n'accepta pas, lui préférant l'équilibre des grandes puissances, le fameux concert européen. Dommage, on aurait peut-être évité trois guerres sanglantes...
L'Europe aux XIXe et XXe siècles
Pourtant l'idée d'une Europe unie, ou au moins vivant en harmonie, a souvent été présente au XIXe siècle : en 1834, Guiseppe Mazzini fondait à Berne le mouvement Jeune Europe pour réaliser, avec les mouvements révolutionnaires des différents pays une Europe libre et unie. En France, le premier président de l'assemblée constituante de 1848, Philippe Buchez, était un fervent partisan d'une Fédération européenne. Victor Hugo prophétisait lors d'un des Congrès de la Paix qui se tinrent entre 1848 et 1850 : "Un jour viendra où l'on verra ces deux groupes immenses, les Etats-Unis d'Amérique, les Etats-Unis d'Europe, placés en face l'un de l'autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie..."
Réaliste, Napoléon III reprenait la proposition de Saint-Simon d'un marché commun entre la France et la Grande-Bretagne : le Traité de commerce franco-anglais fut signé en 1860. Il devait servir de modèle à d'autres pays, et ouvrir la voie à l'Unité monétaire latine, dont les membres étaient la France, la Belgique, l'Italie, la Suisse et la Grèce - elle durera, avec quelques aménagements, de 1865 à 1927. Et Ernest Renan, au lendemain de la guerre de 1870, souhaitait la constitution d'un "Congrès des Etats-Unis d'Europe (...) corrigeant le principe des nationalités par le principe de la fédération".
Ces belles intentions malheureusement ne pouvaient empêcher la montée des nationalismes ni la course aux armements. Ce fut la guerre de 1914-18, sans doute la première "guerre civile européenne". Qui bien sûr créa un tel choc que bien vite des voix s'élevèrent pour prôner la réconciliation et l'unification européenne. Le Comte Coudenhove-Kalergi, aristocrate austro-hongrois, fondait à Vienne en 1923 le Mouvement Paneuropéen dont le Manifeste ne mâchait pas les mots : "La question de l'Europe se résume en deux mots : unification ou écroulement". Dans une lettre ouverte aux parlementaires français, en 1924, il démontrait que le continent européen devait s'unifier pour faire face aux trois grands ensembles : URSS, Empire britannique et USA.
Cet
appel fut entendu par le Président du Conseil, Edouard Herriot, qui
déclarait à la Chambre en 1925 : "Mon plus grand
désir est de voir un jour apparaître les Etats-Unis
d'Europe...". A vrai dire, l'Europe que proposait Edouard Herriot
dans son livre publié en 1930 n'allait pas au-delà
d'une organisation d'états avec conférences
périodiques et secrétariat permanent. Pourtant, Edouard
Herriot se trouvait en 1926 à Vienne au Congrès
constitutif de l'Union
paneuropéenne, en compagnie de
Aristide Briand, Léon Blum, Thomas Mann, Sigmund Freud, Paul
Claudel, Jules Romains, etc. L'Union paneuropéenne reprenait
les idées plus ou moins fédéralistes de
Coudenhove-Kalergi - elle existe toujours avec des sections locales
dans 24 pays, dont la française présidée par
Yvon Bourges.
Joseph Caillaux, plusieurs fois ministre, conçoit dans ses ouvrages Mes prisons (1920) et Où va la France ? Où va l'Europe (1922) une Europe basée sur la solidarité économique et financière et le libre-échange européen. Cette Europe ne comprend pas la Grande-Bretagne (qui forme avec son Commonwealth un autre segment de la planète) mais a l'Afrique pour "soubassement". La réconciliation franco-allemande est également présente dans plusieurs projets d'union douanière, dont celui du sénateur Le Troquer.
Le flambeau du paneuropéanisme est repris en 1930 par Aristide Briand - l'un des artisans du Pacte de Locarno de 1925, avec Chamberlain et Stresemann - dans un mémorandum adressé aux membres la Société des Nations : il suggère une conférence des représentants de tous les gouvernements avec un organe exécutif et un secrétariat - mais ni assemblée de représentants des peuples ni limitation des souverainetés nationales. A l'exception de la Bulgarie et de la Yougoslavie, le mémorandum fut rejeté par les pays destinataires.
Malgré l'arrivée de Hitler en 1933, le mouvement Paneurope poursuit son action : la revue Etats-Unis d'Europe continue à paraître, en 1939 Coudenhove-Kalergi publie L'Europe Unie. Puis c'est l'horreur de la guerre, encore une. Plus que jamais, l'unification de l'Europe apparaît comme la solution pour garantir la paix. Et cette fois sera la bonne...
Sources
- Michèle Bordeaux, Cours de formation de "Formateurs Europe", Régions Bretagne et pays de la Loire, 1997
- Jean-baptiste Duroselle, L'Europe, Histoire de ses peuples, Pluriel, 1995
- Chronique européenne des Pays de la Loire, n°15, octobre 1994